Des blocages de ponts ou de grandes avenues. Des sauces tomate balancées sur des (vitres de) peintures d’exception. Des manifestations sur le tarmac d’aéroports. Des évènements sportifs majeurs interrompus pour quelques minutes.
En 2022, de nombreux jeunes militants se sont regroupés au sein de collectifs pour mener des actions coup de poing pour dénoncer l’inaction climatique des gouvernements et populations. Des actions coup de poing non violentes qui auront largement fait parler d’elles durant toute l’année.
Au-delà de la Dernière Rénovation [1] française, de nombreux collectifs similaires existent à travers le monde, par exemple la Letzte Generation allemande, le Just Stop Oil britannique ou encore le Renovate Switzerland. Tous ces collectifs du Réseau A22 se définissent d’une manière similaire:
«Le réseau A22 est un collectif de projets engagé dans une course effrénée pour sauver l’humanité»
«Nous sommes la dernière génération capable d’empêcher
un effondrement sociétal.»«WAS, WENN DIE REGIERUNG DAS NICHT IM GRIFF HAT?
ET SI LE GOUVERNEMENT N’Y ARRIVAIT PAS ?»
Eviter le suicide collectif : la désobéissance civile comme une réponse à la quête de sens
Ces expressions font forcément écho aux propos très forts employés à plusieurs reprises en 2022 par Antonio Guterres, secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies : « nous avons le choix, l’action collective ou le suicide collectif » [2]. Le choix de ce terme n’a rien d’anodin, alors que les émissions de CO2 repartent à la hausse dans un contexte de conflits géopolitiques et économiques et une reprise post-COVID sous forme de « business-as-usual ».
La génération climat, ma génération, subit le phénomène d’éco-anxiété encore davantage que les autres. Voir le monde se mouvoir « sur une autoroute vers l’enfer climatique, avec le pied toujours sur l’accélérateur » [3] est profondément source de malaise, d’ébranlement, de colère et de perte de sens. Devoir vivre avec ces sentiments terrifiants et cette épée de Damoclès toujours plus menaçante se traduit soit par une volonté d’action, soit par une forme de résignation.
Je suis intimement convaincu qu’il faut comprendre et prendre en compte cette éco-anxiété des jeunes. L’impression que peut donner chaque jour qui s’écoule est celle d’une population endormie. Non pas forcément résignée, mais endormie dans un statut quo dont elle ne saurait ou voudrait se libérer. L’urgence climatique n’est ressentie par beaucoup comme une urgence et donc n’est pas traitée comme telle. Une situation d’urgence mériterait une mobilisation totale avec de réels changements – à un niveau individuel, collectif privé comme collectif public.
Ce changement massif n’est pas perceptible et c’est ce qui fait sortir des sentiers battus une partie de cette jeune génération qui souhaite pouvoir agir pour un réveil généralisé. Leurs actions représentent le réveil au son particulièrement violent, déchirant un joyeux rêve en cours et terminant votre sommeil. Pas forcément agréable, mais nécessaire pour se lever le matin !
Personnellement, je comprends totalement ce besoin d’actions qui font sens pour soi-même pour être acteur de la transition, se sentir utile et ne pas avoir de regret à l’avenir. Ces actions de désobéissance civile non violente ont cet avantage pour les activistes de matérialiser engagement et cri du cœur. D’autres activités plus pérennes ou quotidiennes seraient assurément possibles, mais chacun sait désormais que les petits pas ne suffisent pas et qu’un grand réveil collectif est nécessaire pour être à la hauteur des enjeux.
En tant qu’élu écologiste dans des exécutifs de collectivités importantes, on serait particulièrement mal placé pour dénoncer cette quête de sens d’une partie de la génération climat. A titre personnel, j’ai la chance de passer 100% de mon temps à contribuer très concrètement à la transition écologique de notre territoire. D’autant plus sur les questions de mobilités et d’espaces publics où les enjeux de réduction des émissions de CO2 et d’adaptation au changement climatique sont énormissimes. Ma quête de sens a abouti et loin de moi de juger celle des autres. Je le vois toutefois au quotidien, ce sens recherché d’actions d’urgence climatique n’est pas intégré par tout le monde.
Une incompréhension majoritaire
Ce changement massif n’est pas perceptible, alors que sondage après sondage, une très large majorité des françaises et français placent l’enjeu environnemental en tête (ou presque) de leurs préoccupations. Un récent sondage YouGov [4] confirme que l’action du gouvernement n’est pas considérée comme suffisante en matière climatique. Sans nette différence entre classes d’âge, avec deux tiers des répondants estimant que « non ». On note toutefois une différence significative entre les hommes (59%) et les femmes (70%).
Force est de constater que le rejet de ces actions de désobéissance civile est majoritaire. Seuls 24-31% des personnes se disent en soutien des actions et seuls 14-26% les trouvent utiles dans la prise de conscience collective. En Allemagne, 84-86% des répondants à plusieurs sondages [5] indiquent ne pas partager ces actions en faveur d’une prise de conscience accrue, voire considèrent ces actions néfastes pour la transition climatique.
Vers un débat radicalité ou consentement collectif ?
Voilà tout le débat. Antonio Guterres parlait bien « d’actions collectives » (ou « solidarité », selon la traduction) en alternative au suicide collectif. Est-ce qu’une action ne recueillant pas le soutien de la population, ni même d’un sous-groupe, peut être considéré comme une action en faveur du collectif ?
La question est celle du clivage créé par certaines actions ou décisions. On peut citer la désobéissance civile, tout comme la taxe carbone ayant entrainée la crise des gilets jaunes, alors qu’experts du climat, économistes et autres appelaient à un nécessaire renchérissement de la tonne de CO2 pour activer le « signal prix ».
Ces clivages, qu’on les considère individuellement légitimes ou non, représentent malgré tout un point d’alerte. La fracture sociale est déjà très importante et j’ai l’impression qu’elle s’agrandit d’année en année dans l’ensemble. On peut évidemment mentionner les inégalités de richesses et de patrimoine. On peut également mentionner les discriminations sexistes, sexuelles, raciales et autres. On peut enfin citer les visions du monde et de la société divergentes. Si elle ne saurait être parfaite, j’apprécie la segmentation établie par le laboratoire Destin Commun : les militants désabusés, les stabilisateurs, les libéraux optimistes, les attentistes, les identitaires, les laissés pour compte.
Lorsqu’on est écologiste et sensible aux diverses crises sociales, énergétiques, climatiques, alimentaires, migratoires, économiques qui pourraient advenir dans les prochaines décennies, en partie dues aux conséquences aggravées de l’effondrement écologique, l’enjeu de cohésion sociale fait partie des enjeux prioritaires.
La question sous-jacente est celle de la ligne à tenir. En même temps que la cohésion sociale à rétablir, l’urgence climatique impose un cadre d’actions fortes et convergentes. Alors, radicalité ou consentement collectif ?
La radicalité se comprend ici comme l’ensemble des actions permettant d’enrayer les crises écologiques et d’être à la hauteur des objectifs à atteindre. Cet ensemble est désormais compris comme une position « radicale » par la triste réalité que l’état actuel dégradé des écosystèmes entraine mathématiquement des actions effectivement fortes, parfois déconcertantes, entrainant du changement significatif. Cela peut également concerner des actions qui touchent des choix dits individuels.
Le consentement collectif revient à vouloir embarquer l’ensemble de la population et des organisations vis-à-vis des changements à opérer. Il s’agit d’une sorte de mission commune pour atteindre davantage de sobriété, en le faisant d’une manière juste et équilibrée au sein de la société. A son paroxysme, cela peut vouloir dire ne pas avancer tant que tout le monde ne se sent pas accompagné.
En tant que jeune citoyen d’abord, puis membre de la génération climat et écologiste ensuite, il me semble absolument nécessaire de maintenir le cap d’engagements et d’actions s’inscrivant dans les trajectoires permettant d’être à la hauteur des enjeux. Faire le contraire serait renier personnellement l’état d’urgence manifeste et manifesté, et renier politiquement la cohérence des projets et propositions présentées.
Ainsi, l’heure est à l’accompagnement et à l’explication.
L’accompagnement, parce que des mesures à la hauteur entraineront des changements majeurs qui impacteront de manière différenciée les personnes. Il me semble indispensable d’ouvrir la « boite noire » de la société, d’observer les impacts différenciés et de décider de mesures d’accompagnement pour qu’une large majorité s’engage dans la transition. Sans faire des usines à gaz et en limitant toute bureaucratie inefficace, mais en accompagnant y compris des communautés minoritaires impactées. Ayons enfin pleinement conscience des limites des dispositifs d’aides, que ce soit la communication et le non-recours, les effets rebond et impacts collatéraux de certaines aides, les détournements, etc.
L’explication, parce que la compréhension des enjeux par tout le monde facilitera l’adhésion et le consentement. Avec une réelle pédagogie pour qu’on arrête toute langue de bois, adoucissement et « en même temps » en expliquant sincèrement et en assumant assurément. Cela vaut pour des responsables politiques, mais également pour tout un chacun : commerçante, garagiste, dirigeante d’entreprise, directeur associatif, enseignante, médecin, syndicaliste, etc. La clarté du diagnostic et des solutions revient souvent comme un frein ressenti pour passer à l’action. Il est vrai que de nombreux sujets sont complexes et de nouvelles études peuvent modifier des conclusions passées, mais les pouvoirs publics et les médias peuvent et doivent mieux expliquer et expliciter.
Vous l’aurez compris, je ne soutiens pas l’opposition entre radicalité de fond et consentement collectif. Rappelons les mots de Guterres, ce sera le suicide collectif ou l’engagement collectif. C’est dans ce cadre que je m’inscris pleinement. Nous avons besoin d’une société de sobriété qui ait une attention pour une répartition juste des efforts.
Evidemment, cela reste théorique. Tout comme j’ai déjà pu évoquer la question de la planification de la transition, ne faudrait-il pas une planification des mesures d’accompagnement des politiques publiques et des moyens associés ? Ne faudrait-il pas allouer des moyens plus conséquents pour l’éducation populaire en la matière ? Ne faudrait-il pas régionaliser des conventions citoyennes pour décentraliser le partage des savoirs et des déclics en fonction des sensibilités ? La discussion est ouverte.
Quelques données issues de l’enquête Parlons Climat (Juin 2022) de Destin Commun :
+ 58% pensent qu’il faudra une transformation radicale de nos modes de vie pour protéger l’environnement et lutter contre le changement climatique.
+ Les Français ont franchi un seuil psychologique : une majorité (57%) se dit
d’accord pour que les règles collectives limitent les comportements nocifs à
l’environnement, même si cela limite les choix individuels.
+ 73% des Français jugent la sobriété souhaitable pour lutter contre le changement climatique.
Références :
[1] https://derniererenovation.fr/
[2] Guardian News, YouTube https://www.youtube.com/watch?v=6zobRKNaAK8
[3] https://www.wedemain.fr/partager/antonio-guterres-nous-sommes-sur-une-autoroute-vers-lenfer-climatique-avec-le-pied-toujours-sur-laccelerateur/
[4] https://d25d2506sfb94s.cloudfront.net/r/66/R%C3%A9sultats%20YouGov%20pour%20Le%20Huff%20Post%20(Militantisme%20%C3%A9cologiste)%20As%20Sent%2028.11.2022.pdf
[5] https://www.rtl.de/cms/letzte-generation-umfrage-zu-klimaprotesten-das-denken-die-deutschen-ueber-den-aktivismus-5015178.html
https://www.faz.net/aktuell/politik/inland/umfrage-mehrheit-gegen-proteste-der-letzten-generation-fuer-kontraproduktiv-18444805.html
Crédits photo : Dernière Rénovation