Tout ça est vertigineux !

Je l’avoue ici, je suis inquiet.

En tant qu’écologiste, ce n’est a priori une surprise pour personne que d’affirmer ça. Six limites planétaires sur neuf sont en train d’être dépassées. Parmi elles, le changement climatique s’emballe sur fond d’extraction record de charbon sur Terre. 2024 a été sans surprise là encore, l’année la plus chaude jamais enregistrée. Et en même temps, l’effondrement de la biodiversité menace gravement nos conditions de vie, parmi lesquelles notre accès à l’alimentation.

Les solutions existent. Elles sont connues. Inutile de revenir dessus. Le backlash écologique (aussi appelé greenlash) qui recule sur les avancées passées est présent un peu partout. Le manque de volontarisme politique est criant. Et beaucoup d’individus pourraient également s’engager davantage.

En réalité, je ne suis pas inquiet. J’ai le vertige. Et ce n’est pas issu d’une forme d’éco-anxiété.

Ce qui m’inquiète, c’est ce qu’on appelle le « climat social ». Non pas le climat social en France uniquement, mais carrément dans le monde entier. Déjà, parce que je suis logiquement ce qui se passe en Allemagne, et plus généralement en Europe, mais aussi parce que les phénomènes qui génèrent ce sentiment chez moi sont internationaux.

Nous sommes définitivement arrivés dans l’ère de la post-vérité. « They’re eating the dogs. The people that came in, they’re eating the cats. […] They’re eating the pets of the people that live there ». Une citation signée évidemment Donald Trump pendant la campagne électorale. Celui qui avait rendu « fashionable » les fake-news, les fameux « faits alternatifs » (sic), a encore sorti du lourd en 2024. Que son futur ministre de la santé soit un fervent croyant de théories complotistes, notamment sur les questions de virus et de vaccins ne choquera plus personne. Que son acolyte principal, et atout majeur pendant cette campagne électorale ait été Elon Musk, propriétaire milliardaire de twitter/X ne rassure pas. Le puissant réseau social est devenu un havre pour la fachosphère, les contre-vérités, le harcèlement, la non-modération des propos et la diffusion d’images et textes falsifiés. En bref, un outil de désinformation massive. Inutile toutefois de jouer uniquement la carte twitter/X. Plusieurs études ont démontré lors de l’élection américaine de 2016 que les algorithmes de facebook et YouTube avaient massivement poussés les contenus de Trump et les vidéos de désinformation.

Les algorithmes sont là depuis longtemps, à l’inverse de ce que beaucoup nous font croire ces jours-ci. Oui, GPT-4 est extrêmement puissant, tous comme les autres IA génératives. C’est un vrai point d’attention concernant notre société et la préservation de certains de nos emplois. Mais la partie des algorithmes qui devrait nous faire flipper, elle est là depuis bien une décennie. Ceux qui récoltent tout un tas d’informations via nos recherches sur le web, nos achats en ligne, notre manière de scroller un fil d’actualité, notre profil utilisateur, etc. Ceux qui ont cassé YouTube et consorts il y a quelques années, lorsqu’on pouvait encore lancer une musique, puis découvrir au fil de l’heure qui s’écoule des chansons dont on ignorait l’existence, voire l’artiste. Nous sommes rentrés dans l’ère de la post-vérité et des bulles informationnelles. « On ne sait plus quoi croire », voilà ce qu’on entend souvent. Et bien entre la désinformation, mésinformation ou malinformation (je vous laisserai le soin d’aller chercher la différence), ce n’est pas une surprise. On peut entendre tout et son contraire. Mais plus l’information est absurde ou tout simplement fausse, plus nos chers algorithmes nous la montrent, propageant ainsi ce virus informationnel. Et puis quand ce ne sont pas les fake news, ce sont les bulles illustrées par les playlists de chansons qu’on connait déjà qui nous menacent. Oui, les bulles informationnelles nous menacent, car elles nous enferment dans une réalité parallèle. Peut-être votre multiverse à vous est la constellation des artistes peintres, ou encore celle des activistes écologistes. Pour d’autres, ce sera la constellation tech, ou encore la fachosphère. Les bulles nous enferment dans notre zone de confort. Il est devenu difficile numériquement de s’en extraire. On perd le contact avec l’autre, avec l’information ou le domaine d’activités qui n’est pas notre domaine préféré ou d’expertise. Nous nous retrouvons avec notre entourage numérique, fortement homogène.

Quelle surprise que nous ne sachions plus faire confiance aux autres ! Quelle surprise que le sentiment d’insécurités et la méfiance augmentent !

Je ne me réjouis pas de ces « progrès ». Notre monde est déjà suffisamment fracturé dans le réel, inutile d’en rajouter une couche numérique qui vient accentuer le phénomène. Les inégalités de revenus et de patrimoine sont déjà très élevés, un peu partout. Les fractures entre les villes et les campagnes, sans passer par les nuances de quartiers populaires ou périphéries, sont immenses. Nos clivages sociaux viennent de quelque part. Je le crois, ils proviennent d’une construction sociétale et d’une fracture territoriale qu’on a laissé filer. On a laisser filer les inégalités, la métropolisation, la mondialisation aussi. C’est pourquoi ce phénomène de clivage social et de fracture territoriale se retrouve un peu partout. Il n’a pas forcément toutes les mêmes causes, selon les pays. Il n’a pas non plus toutes les mêmes conséquences.

Mais de fait, on vit face à face. On se sent insécurisés par le moindre geste de l’autre, par le moindre fait divers ou par le moindre évènement national. La montée de l’extrême-droite un peu partout en est probablement une conséquence. N’oublions pas que pour beaucoup, elle est aussi la cause d’un sentiment de mal-être. J’en fais partie.

Cette montée se retrouve dans des pays si différents. Sans gilets jaunes. Sans réforme des retraites ou loi immigration. Mais avec des fractures sociales et territoriales. Avec les réseaux sociaux. Avec des médias tristement de plus en plus contrôlés par des milliardaires, si ce n’est ailleurs du service public privatisé sans relâche. Aussi, avec une économie qui accentue les inégalités.

Voici un aspect qui me taraude, surtout en étant engagé dans la vie publique pour mener des politiques publiques qui améliorent la société. Comment est-ce que toutes ces nations si différentes politiquement, socialement, historiquement en arrivent-elles aux mêmes conclusions ? Ce sont ces éléments internationaux, qui ne connaissent pas de frontières, qui font le trait d’union entre ces nations. L’économie générale, les réseaux sociaux, la fracture territoriale. Voilà ce qui est vertigineux. C’est de se dire que ce qu’on fait localement (ou même nationalement à certains égards) ne peut avoir qu’un effet compensatoire d’une vague mondiale. Et ce qui est vertigineux, c’est que le climat social me semble si dégradé et si délétère que l’urgence climatique et l’effondrement de la biodiversité me semblent presque négligeables. Ils ne le seront jamais, évidemment. Mais force est de constater que l’urgence sociétale et sociale actuelle peut les reléguer à court-terme au second plan.

Et puis, ce qui est vertigineux, c’est d’observer les tendances. D’observer que nous pourrions aller un cran plus loin dans la fracture. Car oui nous observons actuellement une montée puissante, non seulement des idées nauséabondes de l’extrême-droite, mais d’une nouvelle forme de néo-libéralisme. Un discours de haine de l’Etat, de la protection sociale, des services publics, et un récit de relance active sur fonds publics des secteurs privés. Un discours qui cherche son égal, probablement y compris par rapport à l’ère Reagan/Thatcher. Notre économie a déjà tant souffert depuis les années 1980 de cette doxa néo-libérale. En matière d’inégalités sociales, de répartition des richesses, de reproduction sociale, de destruction de services publics, etc. J’ai l’impression que la tendance va pousser le bouchon encore plus loin. Le « Project 2025 » élaboré par la très conservatrice Heritage Foundation (finançant bon nombre de partis d’extrême-droite dans le monde), et porté par Trump, vise à détruire des agences d’Etat tels que le FBI (sécurité) ou la EPA (environnement), et à privatiser de nombreuses activités. Ceci dans une nation déjà fortement affectée par un sentiment que le service public et la protection sociale sont négatifs. Le nouveau Président argentin, Javier Milei est dans la même lignée. Détruire les ministères de l’éducation, de la justice, de l’environnement, etc. Et que font nos dirigeants politiques européens dits « libéraux » ? Ils se jettent dans la gueule du loup. Ils ne voient pas le piège. Ils ne perçoivent pas le chemin vers l’extrême-droite. Ils s’engouffrent dans ce dogme de la liberté économique totale et sans régulation sociale. Ils s’engouffrent aussi pour certains dans la désinformation. Je ne parle même pas des dirigeants des partis fascistes européens qui se frottent les mains. Eux qui, scrutin après scrutin, à quelques exceptions près (Pologne, Espagne, etc.) engrangent les victoires. Eux qui lorsqu’ils sont au pouvoir contrôlent la justice, cassent les médias, détricotent les droits des femmes, des communautés LGBT+ ou appliquent des politiques explicitement xénophobes. Le naufrage est total.

Certains parlent de « néo-conservatisme », associant le néo-libéralisme économique à un conservatisme social et sociétal appuyé. S’ajoute à cela pour certains une vision autoritaire, autocratique, illibérale (sur le plan démocratique). Quel chouette portrait de la politique. Quel chouette portrait de la vision d’avenir.

Bref. Voilà ce que je trouve vertigineux. Subir des mouvements si puissants et globaux qu’on ne peut pas les arrêter. Pourtant, quand on s’engage, on donne tout pour faire en sorte que la vie s’améliore. Là, on se dit qu’on est peut-être même dans une période de calme avant la tempête. Que les périodes les plus sombres de notre histoire pourraient se répéter. Crise économique. Crise politique. Montée de la xénophobie. Fracture sociale et territoriale. Géopolitique en mode poudrière.

Ce tableau est sombre, très sombre, je le concède. Je ne suis pas le plus optimiste de base. Mais il faut dire que la flamme de l’espoir est toujours vive en moi. Y compris en écrivant ces lignes noires !

L’espoir est toujours là, car les solutions existent. Car on sait comment ne pas dépasser les limites planétaires. Car on sait comment construire une politique économique qui protège et qui soit plus juste et redistributive, tout en admettant le besoin de revoir en profondeur certaines dynamiques à quelques décennies. Car on voit l’engagement citoyen. Car la cours pénale internationale sait prendre des décisions courageuses. Car on voit que des pays ont évité l’extrême-droite au pouvoir. Car on sait comment bâtir un équilibre territorial plus juste qui n’oppose pas les populations et leurs manières de vivre. Car on voit le succès de fond des conventions citoyennes. Car on voit les manifestations massives en Allemagne face aux révélations des projets du parti fasciste outre-Rhin. Car on voit les manifestations massives dans tant de pays pour dénoncer la barbarie guerrière, le génocide, les politiques économiques injustes.

Et enfin, ce qui me donne de l’espoir, c’est de voir que « volontarisme politique », cela veut en fait dire quelque chose. C’est à une petite échelle, certes. Mais voir en tant que membre d’un exécutif communal et d’une majorité métropolitaine à Lyon, tout ce qui est faisable, si on se bouge, si on est soudé et si on fait des choix cohérents, voilà ce qui me donne de l’espoir. C’est se dire qu’il n’y a pas fatalité. C’est se dire que l’engagement, qu’il soit politique ou associatif, est essentiel et peut porter ses fruits dans la vraie vie.

Améliorer le cadre de vie.
Changer la vie des gens.
Rendre la société plus juste.