« Crise du logement », « fracture territoriale », « déserts médicaux », « diagonale du vide », « France périphérique », voici uniquement quelques termes régulièrement entendus dans le débat public pour évoquer l’évolution des campagnes et des villes. Quelles sont les réalités derrière ces termes ? Est-ce que les dynamiques sont subies ou sont-elles issues de choix politiques ?
A l’image du Dessous des cartes sur Arte, regardons la France en quelques cartes pour mieux comprendre nos territoires, analyser la fracture territoriale grandissante, puis évoquer un avenir souhaitable pour nos (petites) villes.
Faire face à une crise du logement malgré une hausse importante du nombre de logements
En France, il y avait en 2021 un total de 37,2 millions de logements [1]. Une multiplication par deux (+100%) par rapport à 1968 où le total ne dépassait guère les 20 millions d’habitats. Il s’agit d’une hausse considérable, alors même que la population française a « seulement » augmenté de +30% sur la même période.
Dans le même temps, la « crise du logement » est discutée dans les milieux d’experts et politiques. En 2013, le gouvernement reconnait un déficit de construction de 400 à 500 000 logements par an sur 10 ans. Un chiffre appuyé par les rapports annuels de la fondation Abbé Pierre (en cours de changement de nom), qui évoque en 2024 un nombre de 4,2 millions de personnes mal-logées en France, et une précarité qui a augmentée [2].
Le constat est sans appel selon les travaux de la fondation : il y a 600 000 taudis en France, dont 150 000 dans les outre-mer. Environ 2 millions de personnes sont en attente d’un logement social, alors que près de 100 000 logements sociaux sont financés chaque année (soit un délai de résorption de plus de 20 ans). On note également le nombre de 1,1 millions de personnes privées de logement personnel (dont environ 300k personnes sans domicile fixe en 2024). Enfin, les enjeux de rénovation sont évidemment prégnants, sans même parler du logement insalubre. Que ce soit en matière de qualité et de confort d’habitat, ou en matière de “passoire thermique”, le besoin en rénovation est colossal. Plus généralement, selon les estimations et leurs ambitions respectives [3], il faudrait construire entre 53 000 (gouvernement) et 122 000 (union sociale de l’habitat) logements par an pour résorber le “mal-logement”.
Comment en sommes-nous arrivés là ? La « crise du logement » existe-t-elle partout ? Comme toujours, pour répondre à ces questions, il ne suffit pas de reprendre des chiffres nationaux, ou des moyennes. Il nous faut regarder la situation de plus près et analyser quelques indicateurs clef !
Le nombre de ménages a augmenté bien plus rapidement que l’augmentation de la population, avec 3,08 occupants par résidence principale en 1968 pour seulement 2,16 occupants en 2021 [4]. Un phénomène en particulier lié à des évolutions sociétales en matière de décohabitation (divorces, départs plus rapides des enfants, personnes âgées plus autonomes, etc.). Ce qui nécessite ainsi bien plus de logements pour une même population. Compte-tenu que la population a par ailleurs augmenté, le besoin en logements est ainsi d’autant plus important !
Comment pourrait-on répondre à ce besoin en logements ? En construisant ? En optimisant l’usage de l’existant ? Regardons de près les dynamiques du nombre de logements vacants et des logements secondaires. Leur évolution fait apparaitre un vivier conséquent pour répondre à ce besoin en logement, mais nous amènera à rapidement nous poser la question essentielle comment et surtout où nous habitons aujourd’hui…
Les logements secondaires sont ceux qui ne sont par définition pas habités à titre principal. Ils représentaient 6,7% de tous les logements en 1968 et constituent désormais 9,7% du parc, pour une valeur de 3,6 millions de logements secondaires en 2021 [5]. Cette évolution est à l’œuvre partout en France, mais il faut noter des disparités géographiques extrêmement importantes. On observe une très forte concentration sur nos côtes et dans les massifs (Alpes, Pyrénées, massif central, Corse). On observe surtout une concentration bien plus importante en quelques décennies, avec certaines communes ayant une écrasante majorité de logements secondaires (par ex. Courchevel avec un taux de 84,4% ou Carnac à 70,6%). Notons que la lointaine banlieue parisienne comptait encore un nombre important de logements secondaires en 1968, une tendance aujourd’hui presque inexistante.


La tendance des logements vacants mérite également un œil attentif. Représentant 8,3% des logements en 2021, le nombre de logements vacants atteint désormais les 3 millions d’unités [6]. Leur évolution est toutefois différente des logements secondaires. On observe un taux de 6,6% en 1968 qui passe à 7,7% en 1975 pour ensuite redescendre à 6,9% en 1999. Depuis, la hausse a reprise pour dépasser aujourd’hui 8% des logements. Les disparités territoriales sont également très présentes, mais se distinguent pour autant des logements secondaires. Ce sont surtout les régions du centre élargi de la France ainsi qu’une partie de la région Grand-Est (Marne, Haute-Marne, Meuse et Aube ; formant la fameuse « diagonale du vide ») qui sont concernées. S’ajoutent à cela quelques territoires normands et bretons. Notons là encore que certaines communes affichent des taux très élevés, comme la commune de Langeac en Haute-Loire qui comptait 26,1% de logements vacants en 2021.


Une note de la Direction générale du Trésor de juillet 2024 permet de quantifier le nombre de logements mobilisables parmi le parc existant [7]. En moyenne, le volume de constructions annuelles permet de bien répondre aux besoins en logements liées aux phénomènes sociétaux (démographie, décohabitation, solde migratoire, etc.) et aux besoins de résorption du mal-logement. Ce qui plombe en partie l’affaire, c’est que le “besoin” en logements secondaires et en logements vacants (pour le “bon fonctionnement du marché”) augmente lui aussi, selon les projections. Les marges d’optimisation sont toutefois importantes, y compris après une analyse plus fine et territorialisée. La note conclut que “les logements vacants représentent un vivier de logements important”, soit 20% du flux de construction neuve. Et avec un regard plus local, le Trésor souligne que “en 2019, 226 000 logements ont été mis en chantier alors qu’en parallèle, dans les communes où des logements étaient construits, au moins autant de logements étaient vacants depuis plus de deux ans”.
L’ensemble de ces sujets ont également été regardés par Philippe Bihouix, Sophie Jeantet et Clémence de Selva dans un ouvrage intitulé “La ville stationnaire – Comment mettre fin à l’étalement urbain ?” [8]. Dans cet ouvrage, les auteurs reviennent sur une partie de l’histoire de l’urbanisme, décrivent la matérialité et soulignent l’impact environnemental des villes. Ils mettent également en avant les facteurs de bien-être et de mal-être, avant de définir le concept de “ville stationnaire” en se basant sur l’idée de “zéro artificialisation brute”. Autrement dit, ne plus artificialiser et dévorer les terres naturelles et agricoles. Ou encore, ne plus faire croitre les villes au-delà de leurs frontières géographiques. Pour loger tout le monde, ce sont quatre types de solutions qui sont analysées et proposées par les auteurs : avoir recours aux logements vacants, utiliser des résidences secondaires, solliciter des logements sous-occupés et enfin transformer des bureaux. Leur analyse prend en compte la répartition territoriale inégalitaire, évoquée ci-dessus, les vacances temporaires d’appartements ou encore les logements sous-occupés en déduisant le nombre de logements sur-occupés (1,5 millions), afin de répondre au besoin d’avoir des conditions d’habitat décentes pour tous. Résultat du travail mené, le potentiel de logements pouvant être disponible est de 9,1 millions d’unités.

La métropolisation est synonyme de fracture territoriale
En réalité, un phénomène important s’ajoute à la croissance démographique ou à la décohabitation, expliquant les problèmes mentionnés pour se loger : la métropolisation. Nous ne vivons plus aux mêmes endroits. Il s’agit ainsi d’un phénomène qui résulte en la concentration des populations, mais également des emplois et services, dans les plus grandes villes. Un phénomène qu’on observe bien sur la figure 4 ci-dessous qui montre le nombre de logements par communes. Il se retrouve également en partie dans la figure 2 des logements vacants, dans laquelle on aperçoit en blanc certaines des principales zones urbaines françaises.


De nombreux écrits existent sur la métropolisation. D’autant plus qu’il s’agit d’un phénomène présent en Europe et même dans le monde entier. Par la révolution industrielle et la tertiarisation progressive de l’économie (sous perfusion des machines alimentées aux énergies fossiles), le récit contemporain positif des villes, leur attractivité économique naturelle (institutions, universités, emplois tertiaires, etc.) et par facilité, tout s’est progressivement concentré dans les plus grandes villes. La vie y est plus simple pour accéder à une diversité de services et d’emplois, sans faire des kilomètres, voire sans avoir besoin d’une voiture pour se déplacer (par ex. près d’un tiers de la population de la Métropole de Lyon ne possède pas de voiture).
Le portrait de la métropolisation n’est toutefois pas si rose. Les métropoles agissent de fait comme des trous noirs. Leur attractivité continue amène à engloutir l’ensemble des territoires aux alentours. Nous assistons, comme nous le verrons ci-dessous, à un cercle vicieux. Des populations quittent la campagne pour la grande ville. Au fur et à mesure, ce sont des commerces et services qui disparaissent. Des emplois sont également supprimés, les métropoles offrant une plus grande diversité de travailleuses et travailleurs pour les employeurs. Pour certains territoires, une désindustrialisation indépendante s’ajoute à la dégradation de l’emploi. In fine, même les commerces du quotidien (épicerie, boulangerie, café-bar) ferment et y compris le service public recule avec la fermeture des bureaux de poste ou autres services de maternités…
Les territoires ruraux trinquent depuis près de 50 ans
Soyons clairs. Les campagnes ont été dépecées, vidées, abimées, exploitées.
Pour analyser la fracture territoriale, nous allons regarder de près les données publiques existantes, notamment grâce au formidable travail de l’INSEE, qu’on ne peut que remercier pour la mise en ligne en open data des données récoltées. Nous regarderons des indicateurs par commune, et également des évolutions par bassin de vie. Ce concept géographique est une construction INSEE de territoires sur la base de l’accessibilité aux équipements et services les plus courants. Le zonage ici utilisé est celui de 2022, qui a fait suite au zonage 2012, avec un nombre de bassins de vie relativement stable, mais des évolutions sur la catégorisation de certains équipements et les périmètres de certains bassins, notamment ruraux.
Nous pouvons commencer par regarder l’évolution de la population par type de bassin de vie (rural, rural périurbain, urbain de densité intermédiaire et urbain dense) entre 1975 et 2020 [9]. Pour pouvoir analyser plus finement les données, la répartition par type de bassin de vie ne suffit pas totalement. Nous regardons alors aussi comment a évolué la population pour le bassin de vie médian, ainsi que le premier et dernier quart des territoires les plus ou moins peuplés. Le constat immédiat, visible sur la figure 5, est celui d’un accroissement plus fort des bassins de vie urbains, par rapport aux ruraux !

Notons que la population française était de 52,6M en 1975 et de 67,3M en 2020, soit une hausse de +28%. On observe sur la figure 5 deux phénomènes parallèles. En valeur absolu, le grossissement des métropoles est sans appel, ce sont ces bassins de vie qui ont gagné le plus d’habitants en nombre. En relatif, ce sont plutôt les villes moyennes et périphériques (UDI +41% ; Rural périurbain +58%) telles que La-Roche-sur-Yon ou Villefranche-sur-Saône qui dépassent la moyenne nationale. Quand on regarde de près, cette réalité statistique correspond à un phénomène bien connu, l’étalement urbain. Autrement dit, on construit des maisons en dehors des centre-bourgs ou centre-villes en sollicitant des friches ou des terres naturelles et agricoles. Notons enfin qu’au sein de chaque type de bassin de vie, et surtout en milieu urbain, ce sont les plus grandes villes de chaque catégorie qui ont grandi le plus fortement. En un graphique, nous retrouvons ainsi tant le phénomène d’étalement urbain que celui de concentration des populations.
Une autre analyse nous amène à regarder l’évolution des réalités économiques de nos territoires. Si on regarde l’évolution de l’emploi brut par bassin de vie sur la période, on peut noter une baisse ou stagnation générale de l’emploi en milieu rural. L’emploi en milieu urbain a quant à lui augmenté, et ce d’autant plus dans les plus grandes villes de type “urbain dense”, comme Lyon ou Bordeaux, en accélération par rapport aux autres villes de cette même catégorie (Belfort ou Calais). En conséquence, nous pouvons poursuivre l’analyse avec un dernier indicateur, intéressant à regarder, le ratio entre le nombre d’emplois et le nombre d’habitants par bassin de vie. Il s’agit de la figure 6 ci-dessous.

Ce qu’on note avant tout est que les disparités entre rural et urbain se sont fortement agrandies [10]. Globalement, les communes rurales ont moins d’emplois par habitant en l’espace de 45 ans. L’urbain dense gagne en emplois, pour beaucoup de villes assez fortement. Quant aux villes de densité intermédiaire, l’analyse est plus complexe. Si le ratio s’est globalement dégradé, nous pouvons noter que ce sont les villes les plus dynamiques (ex. Niort) qui réussissent et concentrent les emplois, pendant que les autres périclitent (ex. Les-Essarts-le-Roi) [11].
En bref, et cela n’était une surprise pour personne, les territoires ruraux souffrent d’une dynamique négative. Cette dernière peut même s’auto-alimenter sur le plan socio-économique. Moins il y a d’emplois, moins il y a d’habitants, moins il y a d’emplois, etc. Et cela vaut aussi pour les commerces et autres services publics. Illustrons la situation actuelle en matière de commerces de proximité avec une carte et deux données. La carte représente la part de la population communale éloignée des commerces de proximité (boulangerie, pharmacie, poste, épicerie, coiffeur, etc.) de plus de 7 minutes de trajet, étant entendu qu’il s’agit d’un temps en voiture, non pas à pied ou à vélo. La carte est éloquente, tout comme les deux données : 63% des communes n’ont pas de boulangerie-pâtisserie en 2023, et 74% n’ont pas de supérette ou épicerie [12].

Terminons par une dernière carte, représentant cette fois-ci l’épineuse et essentielle question de la facilité d’accès aux services de santé et soin à la personne. On voit qu’une majorité de la population a une bonne accessibilité à des services de soins divers. Pour l’autre partie de la population, il s’agit d’une accessibilité qui varie en fonction des territoires et du type de soins. Une forme de “désertification médicale” y a lieu. Ce qui peut vouloir dire prendre une voiture pendant des kilomètres avant de pouvoir se faire soigner !

Garantir une politique d’aménagement du territoire impliquée dans la résilience des territoires et la protection du vivant
Pour éviter que nos campagnes ne trinquent, il serait temps d’arrêter de les noyer. Et comme le disent Philippe Bihouix et al. dans “La ville stationnaire”, c’est une tout autre politique d’aménagement du territoire dont nous avons besoin. Ce qui est encourageant, c’est que repenser les équilibres au sein de nos régions peut nous permettre d’atteindre bien d’autres objectifs sociaux, économiques ou sanitaires.
Ce que cachent ces disparités entre grandes et petites villes, ce sont notamment les enjeux de mobilités. Plus l’épicerie, le médecin ou le guichet France Travail sont éloignés, plus il faut faire des kilomètres, et souvent en voiture. C’est évidemment aussi le résultat de la concentration des emplois dans certaines agglomérations. Cela grève le pouvoir d’achat des ménages à coup de centaines d’euros à la pompe et émet du CO2, accentuant le changement climatique. La définition de l’INSEE des commerces de proximité (moins de 7 minutes en voiture) mériterait d’ailleurs une analyse plus fine, par type de commerce et par territoire, pour savoir quelle part de la population ne peut pas accéder à pied ou à vélo à l’essentiel du quotidien.
Cette question des déplacements est essentielle, si nous regardons non seulement les clivages sociaux (entre ville et campagne par ex.), mais également en matière de résilience. Autrement dit, notre capacité à rebondir à la suite d’une crise est affaiblie par ces phénomènes de métropolisation et d’étalement urbain [13]. Si le prix du pétrole explose, ou si ce dernier connait des ruptures d’approvisionnement, l’accès au travail, aux besoins du quotidien et à la santé devient extrêmement difficile. De même, l’agriculture se situe globalement dans les régions les plus éloignées des grandes agglomérations. En cas de crise, nous devons pourtant avoir les capacités à nous approvisionner directement ou à fournir les ateliers agro-alimentaires qui transforment nos céréales, légumineuses et autres denrées. Plus les distances s’allongent, plus l’opération devient un casse-tête. Sur la figure 9, nous voyons bien la répartition territoriale de la part des agriculteurs dans le nombre d’emplois.

Or, si nous poursuivons sur les enjeux d’avenir, il est fort à parier que la transition agro-écologique nécessitera plus de main d’œuvre, de la fourche à l’épicerie. Pour éviter les écueils précités, cette force de travail mériterait d’être proche de son lieu de travail agricole ou agro-alimentaire. Cela suppose une relocalisation non négligeable de Françaises et de Français pour venir travailler dans les champs. Ces derniers nécessitent d’ailleurs, de surcroit dans un système agro-écologique, des intrants biologiques. Répartir la population au plus proche des champs permet d’envisager plus facilement de nourrir les terres avec les déchets issus des activités humaines (compost riche, urine azotée, etc.) pour l’enrichir et boucler les cycles de l’azote et du phosphore. Si ces cycles étaient restaurés en circuit-court, cela pourrait nettement améliorer notre sécurité alimentaire collective au sein de ce qu’on peut appeler des “biorégions”.
Enfin, la métropolisation a agi comme une centrifugeuse, entrainant un clivage social significatif. Tout s’est concentré dans les plus grandes villes, sans que la situation n’ait été maitrisée. Notons que cela vaut aussi pour bien d’autres pays. La métropolisation n’est pas uniquement un agrandissement des plus grandes villes. Ce n’est pas la création de commerces et d’emplois dans ces milieux urbains denses. C’est en réalité un phénomène qui s’est fait au détriment des campagnes et des plus petites villes. Or, moins de commerces de proximité et d’emplois, c’est plus de trajet en voiture, c’est moins de lien social, c’est plus de terres naturelles artificialisées, et ce sont des services publics qui ferment.
Et puis la métropolisation est celle qui crée la crise du logement. En réalité, c’est même plus important que cela. Cette “attractivité” urbaine était souhaitée par beaucoup, y compris des Maires qui ont agi en ce sens. Le phénomène n’ayant pas été anticipé, ces mêmes collectivités ont dû en conséquence réagir et faire évoluer leur urbanisme. Autrement dit, réagir à l’afflux de personnes venant chercher de l’emploi tertiaire, en construisant du logement, en créant des crèches, en construisant des écoles ou des bibliothèques. Mais le rythme municipal ne suit pas le rythme de l’attractivité métropolitaine. Sachant que certaines politiques municipales ont pu encore accélérer la venue de nouveaux sièges sociaux, ce qui aggrave le retard pris en matière de services disponibles en nombre suffisant. Le résultat est celui d’une politique du “courir après”, où les ambitions d’attractivité font rentrer toutes les autres politiques publiques dans une course à l’échalotte. Et à force de créer du logement, des crèches et des services, on renforce l’attractivité de la ville en matière économique, ce qui offre un nouveau tour dans la grande roue de la métropolisation…
Cela entraine aussi un renchérissement des coûts du logement. Cela n’a pas été le cas partout dès le début, mais cela est arrivé au fur et à mesure, selon le contexte et la géographie des villes concernées. Certaines villes ont pu construire massivement, maitrisant temporairement, par le marché immobilier, les coûts du logement. A force que la ville centre, puis la première couronne est urbanisée, le volume à construire baisse et, l’attractivité restant en hausse, le prix pour se loger décolle. Cette question financière, couplée au retard de construction de logements suffisants par rapport à l’attractivité démographique, constitue une bonne partie de la « crise du logement” nationale. En réalité, il faudrait arrêter de construire du logement dans les métropoles. A l’exception de quelques friches déjà en cours de mutation, la priorité devrait aller vers l’équilibre au sein des régions. Cela n’enlèvera rien aux métropoles, avec leurs commerces, leurs services de santé, leurs services publics centraux, leur offre culturelle riche et variée, leurs équipements sportifs, et leurs offres de transports en commun et de vélo. En revanche, cela évitera qu’un logement construit n’entraine une dette patrimoniale en matière de services publics et privés. Cela évitera qu’un logement social construit se fasse en bâtissant trois autres logements à des prix indécents. Cela évitera qu’un logement construit en centre-ville résulte en la construction d’une maison individuelle sur des terres agricoles en périphérie, car tous ne peuvent ou souhaitent habiter en milieu très dense.
Si nous partageons cette vision commune, nous pouvons simultanément nous attaquer aux clivages sociaux et aux vulnérabilités de nos régions, en allant vers plus d’équilibre, une meilleure distribution et l’avènement de “biorégions” plus robustes et autonomes.
Du besoin de revitaliser nos petites villes
S’agit-il désormais de revenir en arrière ? De déconstruire les métropoles ? Certainement pas. Mais nous pouvons toutes et tous nous mettre d’accord sur le constat que ce modèle crée des clivages sociaux et des fractures territoriales qui ne sont ni durables socialement, ni écologiquement. Ainsi, nous pouvons partager la vision de ne pas continuer à faire grossir nos métropoles et de prioriser la revitalisation de nos petites villes !
Cette revitalisation peut se faire de différentes manières. Ce qui est important est de partager collectivement les objectifs sur l’avenir des petites villes. Il s’agit en réalité de conjuguer tous les grands enjeux de notre époque. Nous souhaitons vivre d’une manière décente, à des prix abordables, dans des petites villes où les commerces, services publics et services privés foisonnent en centre-bourg. Les zones commerciales des extérieurs, parfois lointains, ont plutôt vocation à accueillir des activités artisanales, productives ou tertiaires, alors même que le commerce se rapproche des centre-bourgs. Les espaces publics de ces derniers pourront être embellis et réaménagés pour améliorer le cadre de vie. Cette organisation permet non seulement de nous rencontrer, et de favoriser la convivialité, cela permet aussi d’éviter de devoir prendre la voiture au moindre achat. Dans cette petite ville au centre-bourg dynamique, aux logements rénovés et occupés, l’essentiel peut se faire à pied (ou à vélo). Ainsi, certains travailleurs de ces commerces et services peuvent également se rendre facilement à leur travail, au quotidien. La voiture personnelle continuera d’y jouer un rôle important, en particulier pour aller travailler ou pour des activités plus occasionnelles (loisirs, culture, achats spécifiques). La place des transports en commun y est malgré tout renforcée. Par la présence de plus de trains avec des abords de gare qui méritent d’être repensés, et par la présence de lignes de bus, nouvelles ou renforcées, en centre-bourg et vers certains pôles économiques ou villes voisines les plus importantes. Enfin, c’est aussi tout le milieu de la culture et des loisirs qui pourra s’installer ou se diversifier, en lien avec le territoire plus large.
Pour certaines petites villes, ce récit peut paraitre très éloigné de la réalité, pour d’autres un peu moins. Il correspond en tout cas à la vision que nous pouvons décrire de l’avenir de ces territoires. Il s’agit d’une vision qui intègre les enjeux de travail, de logement, de mobilités, de vie locale, de culture ou encore de meilleur équilibre avec la faune et la flore. Plusieurs actions peuvent être imaginées pour nous rapprocher de cette vision. Avant d’esquisser certaines de ces pistes d’actions nouvelles, revenons sur trois sujets qui méritent d’être soulignés.
Premièrement, soulignons deux programmes qui existent et qui permettent d’aller le bon sens : “action cœur de ville” et “petites villes de demain” élaborés par l’Etat [14]. Ces programmes permettent d’accompagner les Maires dans leurs projets pour revitaliser les centre-bourgs, en matière d’espace public, d’économie ou de logement, pour les rendre plus vivants et attractifs. Ce sont au total plus de 8 milliards d’euros qui sont mis à dispositions des collectivités locales pour entamer une transformation en six ans. C’est un coup de pouce financier et d’ingénierie essentiel pour pouvoir, à l’instar des plus grandes villes, questionner les usages et définir un programme d’actions d’urbanisme concret qui pourra être mis en œuvre. Par exemple, la ville de Nogent-le-Rotrou en Eure-et-Loir (9000 habitants) a complètement réaménagé sa place de marché, la place du Général de Saint-Pol pour la rendre plus conviviale et agréable [15]. Au programme : refaire le revêtement de sol, planter des arbres, réguler le stationnement, installer des terrasses, etc. Elle a également transformé le terrain de l’ancienne maison de retraite en parc végétalisé avec une généreuse aire de jeux pour enfants.

Un autre exemple est celui de la ville de Langeac en Haute-Loire (3500 habitants) qui bénéficie du programme “centre-bourg”, co-financé par le département et l’Etat. Concrètement, une étude des conditions d’attractivité et des usages a pu être menée pour aboutir à l’élaboration d’un plan guide, listant les cinq espaces publics à repenser par rapport à leurs usages actuels ou une vision en matière de mobilités dans la ville. Par exemple, devant la médiathèque, le grand carrefour routier a été redessiné pour assurer plus de sécurité et créer de nouveaux usages en lien avec l’équipement culturel. Au programme : la création d’un parvis avec des ombrières, l’installation de bancs et l’implantation de jeux pour les jeunes et moins jeunes (baby-foot, échecs, dames, etc.)

Deuxièmement, soulignons le besoin de repenser la place du train et des 2500 gares dans nos petites villes. Que la gare soit excentrée ou non, c’est un endroit stratégique pour l’avenir ! Pour les déplacements personnels, le train est un atout majeur pour contribuer à la décarbonation du secteur des transports, que ce soit pour des vacances ou des activités culturelles occasionnelles. Pour les déplacements professionnels, le train peut offrir une solution de confort pour rejoindre une plus grande ville pour un rendez-vous ou une visite. Enfin, le fret ferroviaire est un élément stratégique en matière de redynamisation économique des villes. Ainsi, repenser les abords des gares parait essentiel. On peut imaginer y installer, selon les contextes, des activités artisanales voire industrielles, des petits immeubles de logements ou des surfaces tertiaires, ou encore certains commerces spécifiques. On peut également repenser les espaces publics en conjuguant les enjeux d’accès facilités pour les piétons, de stationnement sécurisé de vélos, de stationnement automobile de type parking-relais, de végétalisation, de mise en valeur du bâtiment gare, d’offres d’autopartage, etc. Sans rentrer dans les détails des actions à mettre en œuvre, le programme “action cœur de ville” peut déjà inclure une telle réflexion sur les abords de gare. Le CEREMA a également édité des fiches action [16] pour souligner l’importance stratégique des abords de gare et identifier les leviers fonciers pour repenser l’ensemble des abords, espaces publics et privés inclus. L’enjeu est désormais de passer de la vision (inscrite dans de nombreux documents planificateurs) à la réalisation concrète. Si des entreprises peuvent profiter à proximité de leurs locaux des trains de personnes et de marchandises, cela facilitera la création d’emplois par de nouvelles installations d’entreprises. De même, si la gare devient plus encore un pôle central et vivant de la ville, cela ne sera que bénéfique en matière de déplacements agréables et décarbonés.
Troisièmement, soulignons l’importance de l’enjeu de la zéro artificialisation. Pour rappel, il s’agit de ne pas continuer à détruire des terres agricoles, des forêts, des prairies ou des zones humides pour la construction de zones artisanales, de routes ou de lotissements, par exemple. Pourquoi ne pas artificialiser ? Les arguments sont évidents. Il ne s’agit ni de détruire des terres destinées à nous nourrir, ni de détruire la faune et la flore locales. La loi a défini l’objectif de “zéro artificialisation nette” (ZAN), à savoir un principe de limitation de la destruction des terres avec un système toutefois de compensation échelonnée dans le temps. Autrement dit, vous pouvez à certains égards détruire un champ de lentilles pour construire une route, si vous recréer une zone “naturelle” à partir d’une friche stérile. Sans une vision partagée de l’aménagement du territoire, on peut comprendre que certains Maires s’offusquent contre le ZAN, alors même que des lotissements ou entreprises leur amènent des recettes fiscales essentielles, dans un contexte de perte d’activités et d’habitants. Si nous partageons toutefois une logique de rééquilibrage territorial, comme décrit ci-dessus, le ZAN pourrait ne plus faire autant réagir. Nous ne pouvons plus nous payer le luxe de l’étalement urbain, un phénomène qui ne touche pas uniquement les plus grandes villes. Y compris en matière de rééquilibrage territorial, nous aurons à cœur que les (nouveaux) habitants des petites et moyennes villes investissent les logements des centre-bourgs, ou des secteurs immédiatement environnants. Si a contrario, la revitalisation des petites villes passait par la construction massive de nouvelles maisons en lotissements, alors nous perdrions en cohérence. La mobilité serait surtout automobile, y compris pour aller chercher du pain. Les terres agricoles ou naturelles disparaitraient à plus grande vitesse. Les commerces de centre-bourgs ne pourraient survivre face à l’usage permanent de la voiture pour toute activité, maintenant ainsi le rapport de force favorable des centres commerciaux en périphérie. Cela ne peut pas être l’objectif. Nous pouvons densifier l’habitat et l’économie dans nos centre-bourgs, conformément à leur histoire passée. Et pour boucler la boucle, et assurer une meilleure cohérence de la vision d’aménagement du territoire, nous pouvons nous diriger plutôt vers la “zéro artificialisation brute” (sans compensation) décrite par Bihouix et al. dans leur ouvrage, par rapport au ZAN actuellement vivement discuté.
De la vision à la concrétisation
Bref, le récit des petites et moyennes villes de demain mérite d’être partagé et porté politiquement au plus haut niveau. Cela devrait être désormais le fil rouge de tout mandat régional ou national. Les enjeux de cohésion territoriale et de cohésion sociale font partie des grandes priorités de notre époque, par ailleurs toutes nations confondues. Une réelle vision d’aménagement du territoire peut activer l’ensemble des leviers qui permettront socialement, économiquement et écologiquement d’aller vers du mieux. Autrement dit, nous pouvons boucler la boucle. Nous pouvons stopper la fracture rurale et urbaine, nous pouvons réconcilier des personnes qui se sont tant éloignés, nous pouvons redéfinir une stratégie économique ambitieuse, tout comme nous avons la capacité à définir un cap politique cohérent qui permette de respecter les neuf limites planétaires.
Maintenant, il s’agit de faire. Esquissons dans ces quelques dernières lignes des pistes d’action pour y arriver. Sans rentrer dans les détails, ce qui pourra faire l’objet d’autres écrits.
- Renouveler les programmes “actions cœur de ville”, “petites villes de demain”, etc. pour financer les transformations du cadre de vie
- Adosser à ces programmes un fonds spécifique autour de la transformation économique et sociale des abords des gares SNCF
- Déterminer les fonciers stratégiques, aux abords des gares ou non, pour faciliter l’installation d’entreprises et la création d’emplois
- Développer davantage l’offre de trains et permettre aux communes d’améliorer les offres de bus (souvent scolaires)
- Développer le leasing social automobile conditionné, voire le décliner pour le vélo
- Engager un grand plan d’action pour la création de “véloroutes” de campagne, reliant les petites villes
- Lancer un grand concours national d’architecture pour dessiner le centre-bourg de demain, notamment les éventuelles nouvelles constructions ou surélévations, en valorisant le beau, les attentes sociales et l’histoire architecturale de la France et des régions
- Créer des dispositifs qui facilitent la rénovation et l’occupation des logements vacants et secondaires des centre-bourgs
- Inciter à la mise en place d’une réelle solidarité territoriale en matière de culture entre les plus grandes et les plus petites villes, comme décrit dans cet autre article
- Donner des moyens financiers, voire de nouveaux outils règlementaires aux Maires pour maitriser leur foncier et faciliter les installations de commerces, d’entreprises et de services
- Soutenir la transition agricole, notamment le changement générationnel à venir au niveau des exploitants
- Travailler un schéma de rééquilibrage des installations d’établissements d’enseignement supérieur, public et privé, afin de ne pas tout concentrer dans les plus grandes villes
- Et bien d’autres…
Finissons cette note par une citation de Bihouix et al. qui nous invitent à être optimistes et à nous mettre en action : “Ne soyons pas découragés par ces défis immenses et complexes qui se présentent à nous. En réalité, ces efforts ne ‘s’empilent’ pas les uns sur les autres, bien au contraire, ils se nourrissent et se renforcent les uns les autres. Il faudra des emplois locaux pour cette agriculture du futur, pour l’entretien et la rénovation thermique du patrimoine bâti, pour les métiers de l’économie circulaire et de la réparation ; pour rendre cette transition désirable, les habitants devront apprécier leur cadre de vie, dans des territoires redynamisés, etc. La stratégie de la ‘ville stationnaire ‘ est capable de faire la synthèse avec les autres enjeux de résilience des territoires !” [17].
Sources :
[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5761272
[2] Fondation Abbé Pierre, Rapport sur le mal-logement
[3] Direction générale du Trésor, Peut-on répondre aux besoins en logements en mobilisant le parc existant (2024), Trésor-Éco n° 347 (Juillet 2024), » Peut-on répondre aux besoins en logements en mobilisant le parc existant ? «
[4] Taille des ménages | Insee
[5] Statistiques locales, INSEE 1968-2021
[6] Ibid.
[7] Philippe Bihouix, Sophie Jeantet, Clémence de Selva, La ville stationnaire, Actes Sud (2022)
[8] op. Cit.
[9] Statistiques locales, INSEE, 1975-2020
[10] A noter que le ratio divise le nombre d’emplois par habitant et non par population active. On peut se poser la question si certains bassins de vie ont spécifiquement attiré certaines catégories générationnelles. Si cela reste à investiguer plus finement, notons que 75% des bassins de vie ont une population active sur la population totale entre 42% et 47%, et 90% des territoires se situent entre 40% et 49%, soit des différences qu’on peut considérer comme modérées.
[11] Pour visualiser l’effet de concentration des emplois et son accentuation dans le temps, voir Indice de concentration de l’emploi en 2017 | L’Observatoire des Territoires
[12] INSEE ; à noter que, par la manière de définir l’indicateur de bassin de vie, tous les bassins de vie (sauf un) ont au moins une boulangerie-pâtisserie, et seuls 2,5% n’ont pas de supérette ou épicerie.
[13] Lire Lyon 2020 : une analyse collapsologique – Valentin Lungenstrass
[14] Territoires
[15] Place du Général de Saint-Pol, Nogent-le-Rotrou
[16] Stratégies foncières aux abords des gares TER | Publications du Cerema
[17] op. Cit.
Figures :
Figure 1 : part de logements secondaires dans le total en 1968 (à gauche) et en 2019 (à droite)
Figure 2 : part de logements vacants dans le total en 1999 (à gauche) et en 2019 (à droite)
Figure 3 : Ordre de grandeur des logements mobilisables en « gisements »
Figure 4 : Nombre de logements en 1968 (à gauche) et en 2019 (à droite)
Figure 5 : Evolution de la population de chaque type de bassin de vie (2022) entre 1975 et 2020
Figure 6 : Evolution du ratio emploi/hab entre 1975 et 2020 selon le type de bassin de vie (2022)
Figure 7 : Part de la population éloignée des équipements de proximité (plus de 7 min) en 2021
Figure 8 : Typologie communales de l’accessibilité aux soins de premier recours en France
Figure 9 : Part des agriculteurs exploitants dans le nombre d’emplois au lieu de travail en 2020
Figure 10 : Photo de la place Saint-Pol à Nogent-le-Rotrou
Figure 11 : Photo du parvis de la médiathèque de Langeac