La bataille contre l’abstention, une brève analyse des élections

L’abstention, c’est le fait de ne pas aller voter lors d’une élection donnée. Elle se mesure en nombre de voix ou via le fameux taux d’abstention. Malgré cela, toute abstention ne se vaut pas. Pour démarrer cette analyse, il faut noter qu’il y a au moins deux formes d’abstention.

Il y a l’abstention conjoncturelle et l’abstention structurelle (ou systématique). La première répond aux expressions « je ne savais pas qu’on votait » ou avec un peu d’humour « j’avais piscine ». Il s’agit d’une abstention observée pour un scrutin, par exemple le taux d’abstention en France était de 48.51% aux élections européennes 2024. Il est légitime de se plaindre de ce taux trop élevé tant les enjeux européens sont essentiels pour la France. En revanche, inutile de préparer une Une aux gros titres sur « le fléau de l’abstention » à ce sujet. Nous observons bien que d’autres élections mobilisent fortement l’électorat français, en particulier les élections présidentielles (uniquement 25% d’abstention en 2022). On peut également citer les élections législatives 2024 qui, pour faire face au péril d’une arrivée au pouvoir de l’extrême-droite, ont suscité un intérêt politique certain chez nos concitoyennes et concitoyens, le taux d’abstention ayant été de 29.82% (comparé aux 52.49% des législatives 2022).

On peut dire que l’abstention structurelle, celle que nous retrouvons à chaque scrutin, se situe entre 20% et 25% en France depuis les années 2010. Autrement dit, peu importe le scrutin concerné, le taux d’abstention n’est jamais allé en-deçà de ce seuil plancher observé.

Notons que ce taux cache des comportements peu médiatisés, le vote intermittent. Il s’agit par exemple de personnes allant voter au second tour d’une élection, sans être allé voter au premier tour, tandis que d’autres font l’inverse. Selon l’enquête sur la participation électorale de l’INSEE, le taux d’abstention systématique se situerait plutôt autour de 8% à 18%.

Figure 1 : graphique vlstr avec les données électorales publiques du Ministère de l’Intérieur

Le fameux récit du « fléau de l’abstention » entraine une volonté naturelle chez les partis politiques de « regagner le cœur des abstentionnistes ». Ce qui est légitime, mais est-ce réellement réaliste ? Certains partis politiques considèrent par ailleurs que l’abstentionniste lui serait davantage dévolu, en comparaison aux autres formations politiques. Aller chercher les voix de l’abstention, pourrait-il donc être un moyen d’augmenter son score et par conséquent ses chances d’accéder au pouvoir ?

Si on regarde attentivement le comportement électoral en France pour les scrutins nationaux entre 2019 et 2024, composé en 3 blocs et 5 tendances politiques, on peut noter plusieurs éléments. Nous pouvons observer une relative stabilité du bloc « social-écologique » (en nuances rouges). Traditionnellement, son poids cumulé est plus important lors des élections sans union générale, par rapport à celles où l’union est scellée dès le premier tour (législatives 2022 NUPES et 2024 NFP). Nous pouvons également noter une montée en puissance en 2024 du RN, au détriment de la droite LR, dont la part est déjà fortement grignotée par LREM depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017. Face aux menaces déjà citées, le regain de mobilisation de l’électorat « macroniste », y compris déçu, a permis aux législatives de l’été 2024 de redonner du souffle aux candidats du centre-droit.

Ce qu’on peut déjà indiquer à ce stade, c’est que l’abstention conjoncturelle, variable en fonction des scrutins, n’est pas un facteur déterminant du score des partis. Les variations observées s’expliquent par d’autres facteurs (le vote sur enjeu, le vote utile, la dynamique de campagne, etc.).

Regardons désormais le lien statistique simple entre le score de différents partis et l’abstention, par bureau de vote, lors des élections européennes de 2024. A noter qu’il s’agit ici des près de 49 000 bureaux de vote (hors français de l’étranger) ayant eu au moins 200 votants. On observe en premier lieu des corrélations plus ou moins fortes entre score et taux d’abstention. La France Insoumise a une corrélation positive la plus forte. Autrement dit, son score est plus élevé dans les territoires où l’abstention est la plus élevée. Notons également que la corrélation est plutôt négative pour les listes des partis Europe Ecologie, PS-Place Publique ou Renaissance. Leurs meilleurs scores sont en majorité réalisés dans des bureaux de vote avec un taux d’abstention plus faible que la moyenne nationale. Enfin, le RN est peu sensible à l’abstention, avec une base large dans toute la population lors de ce scrutin (notons que peu de bureaux de vote n’ont pas observé de voix donnée au RN).

Si on s’attarde quelques instants sur la physionomie du graphique correspondant au vote pour LFI, on peut noter une forme de comète. Un rejet globalement assez fort, correspondant à la partie dense à gauche, que ce soit dans les bureaux de vote à forte ou faible abstention. Et puis une corrélation visible : lorsque le score LFI est de plus en plus important, nous nous situons de plus en plus dans des quartiers à (très) forte abstention. En septembre 2023 et septembre 2024, Manuel Bompard, coordinateur LFI, écrivait quelques lignes de blog sur la conquête du « quatrième bloc » [1]. Ce bloc composé principalement d’abstentionnistes serait, selon lui et basé en partie sur des analyses tirées de « Une histoire du conflit politique » (Cagé et Piketty), plus favorable au bloc social-écologique en ce qui concerne les « abstentionnistes du monde urbain ». Autrement dit, les banlieues pauvres des villes, affichant des abstentions parmi les plus élevées, regorgeraient un vivier d’électeurs important pour la gauche.

La courbe de la France Insoumise serait-elle le résultat d’une stratégie électorale prédéfinie ? Ce n’est pas certain et nous allons voir pour quelles raisons.

Ce qu’on peut affirmer toutefois comme allant dans le sens de Manuel Bompard, c’est que la « stratégie du quatrième bloc » fait assez logiquement écho auprès des décideurs politiques de LFI, tant elle est cohérente avec la typologie de l’électorat des insoumis, situé dans les quartiers populaires. On peut également évoquer un fait marquant de la campagne des européennes, à savoir le positionnement géopolitique sur la guerre à Gaza, que la France Insoumise, notamment avec la candidature de Rima Hassan, a su parfaitement exploiter – avec une inquiétude sur le sort gazaoui particulièrement prégnante dans les banlieues populaires des villes.

A noter que la France Insoumise a bien réussi à s’implanter dans le paysage électoral français, avec des quartiers votant jusqu’à 87.91% pour la liste menée par Manon Aubry. Un phénomène similaire à celui du RN qui obtient des scores jusqu’à 81%, mais reste toutefois plus populaire encore, avec 97% des bureaux de votes au-dessus de 10%, contre seulement 31% pour LFI.

Un abstentionniste, s’il allait voter, serait-il en moyenne davantage favorable à un bloc plus qu’un autre ? Réponse en quatre volets.

(1) Les différentes enquêtes d’opinion répondent par la négative. Selon Cluster17 [2], les abstentionnistes de la présidentielle 2022 ont eu un comportement aux législatives 2024 extrêmement similaire à la moyenne française, à une exception près, le moindre soutien au pouvoir en place, la coalition LREM-LR. Selon le même institut de sondage [3], les abstentionnistes de la présidentielle 2022 ont également des valeurs et orientations similaires à la moyenne, par exemple lorsqu’on pose la question des orientations de l’Union Européenne (sociale, démocratique, puissante, etc.), du maintien de la France dans l’UE (69% sont favorables contre 74% en moyenne) ou encore les orientations réformistes ou radicales (réformer radicalement l’UE est à 51% en moyenne et chez les abstentionnistes, quitter l’union est à 13% en moyenne et 16% chez les derniers). Notons à ce propos que les abstentionnistes 2022P savaient autant que la moyenne (60% vs. 64%) qu’il n’y avait pas de second tour à l’élection européenne. L’abstentionniste n’est pas l’être totalement dépolitisé que certains imaginent. En revanche, ils étaient 45% à ne pas connaitre la date des élections (9 Juin 2024), alors que le Français moyen la méconnaissait à 30% uniquement.

Un dernier sondage IPSOS [4] pour France TV et Radio France sur 8923 personnes pour illustrer les similitudes et différences entre votants et abstentionnistes. On voit que les abstentionnistes sont bien plus jeunes et plus pauvres que la moyenne, représentant plutôt les milieux défavorisés ou quartiers populaires, tout en observant que l’électorat de 2022 de Mélenchon et Macron s’est abstenu de manière équivalente aux européennes de 2024 (resp. 46% et 47% de leur électorats de 2022). Il s’agit bien ici d’une abstention conjoncturelle pour une telle élection, et un vivier stratégique important pour ces camps pour les élections dites « intermédiaires ». Cela n’est pas pour autant le cas pour les élections à plus forte participation. Il n’est pas non plus dit qu’une mobilisation différenciée soit possible.

Là où l’électorat de LFI décroche par rapport aux autres, c’est lorsqu’on compare 2024 à 2019. Seuls 58% de l’électorat LFI en 2019 a voté en 2024, alors que ce sont respectivement 63%, 68%, 71% pour EELV, LREM et le RN. Enfin, notons que les personnes qui se disent « révoltés », « en colère » ou « inquiets », tout comme ceux « plein d’espoir » ou « confiants » votent davantage, alors que les « déprimés », « fatigués » ou même « heureux » auront eu tendance à davantage s’abstenir lors des élections européennes de 2024.

(2) Les analyses électorales ne réunissent pas les conditions nécessaires pour prouver un avantage en faveur d’un bloc. En effet, s’il y avait un avantage notable pour la France Insoumise auprès des abstentionnistes, alors il faudrait observer une différence de rapport de force entre tous les partis et le bloc social-écologique entre une élection à forte abstention et un scrutin à plus faible abstention. Il faudrait également que d’élection en élection, une baisse de l’abstention, voire une hausse du bloc social-écologique, soient observées. Or, ce n’est pas ce qu’on observe, a minima pour une élection nationale.

Malgré cela, il est compréhensible que des partis lorgnent sur les abstentionnistes. Lorsque Mélenchon manque le second tour de la présidentielle à moins de 500k voix près, alors que l’abstention se chiffre à plus de 12 millions de Français, il est légitime de vouloir compter sur le gain marginal en faveur de son candidat si une mobilisation ciblée sur cette partie de la population était engagée.

(3) Une note de recherche publiée par Luc Rouban (directeur de recherche au CNRS) en novembre 2024 sur la base de l’enquête électorale française Cevipof en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, l’Institut Montaigne, Le Monde et Ipsos en août 2025 permet de répondre par la négative. Il s’agit de la part de l’auteur d’une analyse statistique croisée sur le comportement électoral, le soutien à LFI et au RN et des indices de positionnement (concernant les valeurs des abstentionnistes). Pour lui, il n’y a pas de réserve particulière à gauche dans ce segment de la population. Les abstentionnistes sont certes sociologiquement différents, mais « très indécis sur le terrain politique » [5] et sans alignement particulier en matière de valeurs.

(4) Il reste toujours une forme d’abstention. Y compris dans les pays où aller voter est obligatoire, nous observons un taux d’abstention non nul. En Belgique, le taux est d’environ 11% aux législatives ; en Grèce et au Mexique les élections principales ont un taux d’abstention de l’ordre de 40% avec une application faible de l’obligation ; enfin au Brésil où le vote est obligatoire pour les moins de 70 ans, le taux d’abstention est autour de 20%. Notons d’ailleurs que la France fait partie pour son élection présidentielle des pays où le taux de participation est le plus élevé pour l’élection dite « principale » !

Les conclusions des enquêtes et des principales analyses électorales sont plutôt claires. L’abstention structurelle n’est pas davantage en faveur d’un camp politique plus qu’un autre. Il faut toutefois rester prudents. D’abord car les affinités électorales peuvent rapidement évoluer, qui plus est au sein des abstentionnistes, et de surcroit si de nouvelles lignes de fractures apparaissent dans le débat public (guerres en Ukraine et à Gaza, crise sanitaire, etc.). Ensuite, car l’affirmation de la stratégie de Bompard reste récente avec peu d’élections depuis. Ce qui est certain, c’est que si cette stratégie avait déjà été appliquée avant 2023, elle ne porte pas de fruits.

Concluons cette analyse par un focus sur trois bureaux de vote de la ville de Lyon. Ils ont en commun de faire partie des bureaux de vote où l’abstention est la plus élevée, d’élection en élection. Le nombre de votants y est faible. Ils ont également en commun d’avoir un taux de pauvreté (au seuil de 60%) de l’ordre de 40%.

Le bureau 502 dans le 5e arrondissement est composé des tours du QPV Sœur Janin et de quelques immeubles nouveaux et maisons individuelles. Le bureau 826 comporte surtout un QPV du 8e arrondissement avec un ensemble de tours également. Enfin, le bureau 920 se situe en plein cœur du quartier de la Duchère, en renouvellement urbain depuis de nombreuses années, également classé QPV.

Figure 2 : graphique vlstr avec les données électorales publiques du Ministère de l’Intérieur

Le bureau 502 a la moins forte abstention parmi les trois bureaux de vote. On y perçoit que l’extrême-droite flirte avec le seuil de 20% des exprimés. On observe également un bloc social-écologique très fluctuant, avec un doublement de LFI entre les européennes de 2019 et 2024, avec une abstention légèrement inférieure pour la dernier scrutin. A noter que le doublement observé reste moins fort que le triplement du score LFI à l’échelle lyonnaise entre ces deux élections. Il y aurait ici plutôt une sous-performance dans un quartier populaire.

Figure 3 : graphique vlstr avec les données électorales publiques du Ministère de l’Intérieur

Le bureau de vote 826 est un peu plus particulier. Son taux d’abstention est important à chaque élection. Pour la présidentielle, l’abstention se situe plus de 10 points au-dessus du niveau lyonnais ou français. Soulignons la mobilisation de l’électorat de gauche en 2024, avec une hausse notable aux législatives entre 2022 et 2024, la député-candidate locale étant écologiste. Notons aussi que l’abstention a augmenté entre les deux scrutins européens, entrainant malgré cela une hausse significative du bloc social-écologique. La variabilité des poids des trois blocs est en effet liée à l’abstention très fluctuante, selon les scrutins. Soulignons enfin qu’entre juin et juillet 2024, le nombre de votants passe de 290 à 437 (+50%), sans modification de l’importance du bloc social-écologique qui capte 65% des nouvelles voix. En revanche, on observe comme ailleurs une mobilisation plus forte de l’électorat « macroniste » et de droite qui représente 32% des nouvelles voix, soit +38. Un nombre de voix somme toute très faible pour espérer imaginer des bascules…

Figure 4 : graphique vlstr avec les données électorales publiques du Ministère de l’Intérieur

Dans le bureau 920, on observe une relative stabilité de l’extrême-droite et une hausse modérée du bloc social-écologique au fil des scrutins nationaux. Au niveau des européennes, la poussée de LFI est notable dans ce bureau. Enfin, comme ailleurs, le Nouveau Front Populaire fait bien mieux que la NUPES de 2022, avec dans ce bureau de vote une participation bien plus importante en 2024.

Bref. Pour espérer gagner des voix pour remporter les scrutins nationaux principaux, à savoir la présidentielle et les législatives, le bloc social-écologique ne doit pas uniquement compter sur une mobilisation différenciée des abstentionnistes. Il doit pouvoir convaincre dans les tours comme dans les bourgs, dans le sud-ouest comme dans le nord-est du pays, dans les métropoles comme dans les petites villes, dans l’hexagone comme dans les territoires d’outre-mer. Une élection se prépare arithmétiquement, c’est une certitude, il faudra toutefois que le bloc social-écologique peaufine encore son récit et étoffe son programme pour espérer élargir son potentiel électoral. Il lui faudra convaincre sur le champ des valeurs culturelles tout comme sur les questions socio-économiques qui touchent les Français. Heureusement, les propositions concrètes ont encore de la valeur en politique !


Sources :
[1] https://manuelbompard.fr/2023/09/cage-piketty-a-la-conquete-du-4eme-bloc/ et https://manuelbompard.fr/2024/09/quatrieme-bloc-la-strategie-gagnante-de-la-france-insoumise/

[2] https://www.jean-jaures.org/publication/du-vote-legitimiste-au-vote-identitaire-comment-le-rn-est-devenu-le-premier-parti-chez-les-seniors/
[3] Intentions de vote aux élections Européennes, Cluster17 pour le Point ; https://cluster17.com/wp-content/uploads/2024/05/Sondage-Cluster17-Le-Point-18-mai.pdf
[4] https://www.ipsos.com/fr-fr/europeennes-2024/profil-des-abstentionnistes
[5] https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/Noteelectionseuropeennesetlegislatives_LR_rechercheelecteurgauchecache_novembre2024_VF.pdf